ESPACE DRISS CHRAÏBI

Une exposition conçue et réalisée par Kacem Basfao (choix et collecte des ouvrages, des textes, des documents, des photographies et des objets présentés).                      

Cet hommage rendu à Driss Chraïbi (1926 – 2007) est l’occasion pour le grand public marocain de prendre la mesure de l’importance et de la diversité de l’œuvre de cet auteur mythique devenu un classique de la littérature universelle.

Né le 15 juillet 1926 à El Jadida, Driss Chraïbi a fréquenté à Rabat l’Ecole nationaliste M’hammed Guessous, puis le Lycée Lyautey à Casablanca. En 1945, le baccalauréat en poche, il a pris l’avion pour poursuivre des études en médecine, puis en Chimie à Paris, avant de décider de se consacrer à la littérature.

C’est sous les auspices de la contestation et de la transgression qu’a commencé l’œuvre protéiforme de Chraïbi, avec son premier roman paru, Le Passé simple (1954), un scandale littéraire dont la thématique et l’écriture ont signé l’irruption de la littérature marocaine et maghrébine dans la modernité et son entrée dans le patrimoine littéraire mondial. Avec ce chef-d’œuvre qui a fait date, Chraïbi a rompu avec l’ancien monde et levé un vent de révolte qui a fait bien des émules.

Révolte contre le père et amour de la mère s’y lisent déjà. L’auteur est devancier et source d’inspiration pour les écrivains qui ont suivi. En effet, il a fallu attendre une quinzaine d’années pour que d’autres romanciers maghrébins reprennent cette veine de dénonciation des effets néfastes du patriarcat, puis vingt ans pour que le sort des travailleurs émigrés du Nord de l’Afrique, thème de son second roman (Les Boucs, 1955), se retrouve sous la plume d’autres auteurs. La migration est un filon romanesque aujourd’hui encore florissant. Chraïbi a aussi été le premier à avoir eu l’audace de sortir des sujets régionalistes et, ce faisant, avec Un ami viendra vous voir (1967), il s’est attaqué à la mondialisation et à ses dégâts au niveau des individus. Puissante et visionnaire, l’œuvre de Chraïbi nous parle d’au-delà de l’appartenance, d’où sa dimension humaniste qui dépasse les étiquettes géographiques assignant les écrivains à un territoire. Il a su porter le particulier marocain à l’horizon universel.

Toujours en avance sur son temps et inventeur de formes nouvelles, Chraïbi a magistralement ouvert nombre d’autres voies et genres littéraires aux littératures du Maghreb : Le récit philosophico-mystique (L’Ane, 1956), la satire ubuesque (La Foule, 1961), le roman historique (La Mère du printemps, 1982), le roman policier où l’auteur bouscule les limites entre littérature et paralittérature (la série des « Inspecteur Ali ») et, enfin, les récits mémoriaux (Vu, lu, entendu, 1998 ; Le Monde à côté) où la réalité vécue des événements passés est revisitée par un imaginaire débordant qui leur donne tout leur sens.

Dans le numéro 5 que la revue Souffles lui a consacré en 1967, la seconde génération d’écrivains marocains a reconnu ce pionnier comme son précurseur. Outre l’éclat du Passé simple, Chraïbi n’a cessé d’innover en matière de thèmes, de rêver le monde et de rechercher ce qui fonde la vie et lui donne sens, au-delà de la respectabilité, des avoirs et du paraître social. Après avoir fait l’expérience de la filiation problématique et de la transmission (Le Passé simple ; Succession ouverte), de la spiritualité (L’Ane ; De tous les horizons ; L’Homme du Livre), du pouvoir politique (La Foule), du savoir et de la thérapie pour affronter les dommages causés par la société de la communication et de la consommation (Un ami viendra vous voir), de l’utopie (La Civilisation, ma Mère !..), de l’amour passion (Mort au Canada), du retour aux sources historiques et à l’amazighité (Une enquête au pays ; La Mère du printemps ; Naissance à l’aube), Chraïbi tourne le dos à l’emprise de la gravité et finit par la gaieté, le ton badin et les facéties de l’inspecteur Ali (Une enquête au pays ; L’Inspecteur Ali ; Une place au soleil ; L’Inspecteur Ali à Trinity College ; L’Inspecteur Ali et la CIA ; L’Homme qui venait du passé). Driss Chraïbi est un anticonformiste défricheur qui a produit une œuvre variée et multiforme.

En janvier 1985, Chraïbi va dépasser ses appréhensions et réaliser son vœu le plus cher : rentrer au Maroc après un très long exil. Deux courts séjours lui ayant donné envie de revenir vivre au pays, il a choisi de résider, en famille, à El Jadida, sa ville natale, pour retrouver les harmonies qui l’ont marqué à vie  (l’eau et la lumière de la capitale des Doukkala). La lune de miel a duré moins de deux années avant le retour au Midi de la France, dans la Drôme où il est décédé.

Contrairement à ce qu’il peut sembler, Chraïbi est un écrivain dont des dimensions remarquables de l’œuvre sont encore largement méconnues et que la recherche universitaire commence tout juste à défricher. Et tout particulièrement sa très importante production d’homme de radio sur les ondes publiques françaises, notamment France-Culture. Driss Chraïbi a été, durant plus de trente ans, producteur d’émissions de médiation culturelle et de vulgarisation de la culture arabo-musulmane (dès 1957), mais aussi et surtout adaptateur et auteur de dramatiques radiophoniques à partir de ses romans, de ceux réputés de grandes figures de la littérature mondiale ou de beaucoup moins connues, provenant de tous les horizons (Afrique, Amérique, Angleterre, Europe, Moyen-Orient).

Le travail de la postérité est déjà à l’ouvrage : les nombreuses traductions et les rééditions successives ces dernières décennies de la plupart des romans de Chraïbi en collections de poche disent la vitalité et l’immortalité de sa production littéraire. Elle continue de susciter la lecture et l’analyse, certains de ses chefs-d’œuvre sont même devenus des usuels scolaires ou universitaires étudiés un peu partout dans le monde (La Civilisation, ma Mère !.. ; Le Passé simple ; Les Boucs ; La Mère du printemps, etc.).

Décédé le 1er avril 2007, en France, Driss Chraïbi a été, selon ses dernières volontés, inhumé le 6 avril au cimetière des Chouhada, à Casablanca, la ville de son enfance, dans le même cimetière que son père et non loin de lui, car il était indéfectiblement attaché à la terre de ses origines.

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